mercredi 6 mars 2013

Histoire de la Colombie : le délire de la Conquête




Lors de mon récent et trop court séjour en Colombie en février dernier, j’ai eu le plaisir de recevoir un livre en cadeau.  Bien entendu un livre en espagnol, une langue avec laquelle j’arrive généralement à me faire comprendre dans les situations les plus élémentaires et à parfois comprendre mes interlocuteurs, quand ils ne parlent pas trop rapidement ; mais dans laquelle j’ai cependant la prétention d’être capable de lire des textes complets avec plus ou moins de facilité et plus ou moins d’exactitude selon la complexité de l’écriture, en m’aidant, il va de soit, d’un dictionnaire quand c’est nécessaire. (Cliquez sur l'image pour l'agrandir)





Ce livre, qui s’intitule : «Enigmas y arcano del delirio de la Conquista, rudimentos de legalitad y anarquia en la mentalitad colombiana, de Bastidas a Quesada», que je peux traduire par : «Énigmes et mystères du délire de la Conquête, rudiments de légalité et d’anarchie dans la mentalité colombienne, de Bastidas à Quesada»(1), a été écrit en 1993 par un psychanalyste, José Gutiérrez. Il m’a été offert la veille de mon retour à Montréal par Gabriel Restrepo, un sociologue très connu en Colombie et professeur de l’Universidad National à Bogota,.

J’étais d’autant plus honoré du cadeau qu’une dédicace de la main même de l’auteur adressée à Gabriel Restrepo se trouve dans cet exemplaire. Incidemment, Gabriel est l’auteur du texte de la quatrième page de couverture du livre. Cette présentation, tirée d’un compte-rendu de lecture qui a été publié dans le journal El Tiempo, est une excellente mise en contact avec l’oeuvre de Gutiérrez : 

«Le résultat est fascinant, bien que loin d’être conclusif... pour le moment, sans doute, une nouvelle interprétation de la Conquête en émerge, très éloignée à la fois de l’apologie hispanique comme de l’objection qui surgit chez ceux qui déplorent la brusque interruption de l’évolution indigène. Très bien documentée, autant dans l’ancienne que dans la nouvelle historiographie, l’oeuvre reflète ce qui a déjà été produit à partir de différentes visions contradictoires pour élaborer une nouvelle image plus vraisemblable de la conquête... les pistes qui surgissent du livre de Gutierrez pour dresser le portrait d’un inconscient collectif sont si fécondes... que bien que tant de mythes n’ont pas encore été dominés, ni toutes les énigmes déchiffrées, il en ressort la conviction d’avoir rencontré un solide chemin d’autocompréhension de nos origines historiques».  

Dès le lendemain de la soirée au cours de laquelle j’ai reçu ce livre en cadeau, c’est-à-dire dès que j’ai pu m’asseoir pour attendre l’heure du départ de mon avion dans la salle d’attente de l’aéroport El Dorado (2), je l’ai ouvert pour en lire la première page et j’ai aussitôt bloqué sur son premier paragraphe. Non pas que mon niveau de compréhension de la langue espagnole ne me permettait pas de le comprendre, car il ne se trouvait là aucun mot dont je ne connaissais pas le sens, mais plutôt parce que je ne comprenais pas trop où voulait en venir l’auteur. En effet, il y dit  qu’il avait peut-être oublié un événement primordial de l’histoire de son pays parce qu’à force de dédaigner l’importance de ce que l’on sait, on oublie. Il poursuit au paragraphe suivant en disant que c’est un peu la même chose qui se produit avec la psychanalyse dans l’exercice de laquelle le thérapeute doit faire semblant de ne pas savoir.     

J’avoue que je connais très peu de choses de la psychanalyse et que le discours de José Gutiérrez à son sujet m’a paru quelque peu obscur. Cependant, il ne s’éternise pas sur la question et, quelques lignes plus loin, il revient au fameux événement historique qu’il avait oublié et qui, opportunément, avait soulevé mon intérêt. 

Il s’agit de l’arrivée à Santa Marta, le 14 juin 1514, de ce qui, d’après lui, était la plus grande et la plus dispendieuse des expéditions espagnoles en Amérique. Je dis «d’après lui», car, je n’ai pas de certitudes là-dessus, bien qu’il soit possible qu’avec ses 22 navires et les plus de 2000 hommes qu’ils transportaient, ce fût en effet l’une des plus imposantes expéditions financées par la Couronne d’Espagne, qui, tout compte fait, a rarement sorti de l’argent de sa poche pour s’accaparer de son immense empire. La plupart des expéditions de découvertes et d’explorations étaient en effet financées par le privé. De plus, la date du 14 juin augmentait encore plus mes doutes sur la rigueur des informations historiques de Gutiérres, car Jorge Orlando Melo, dans son «Historia de Colombia : El establecimiento de la dominacion espanola», un des ouvrages les plus reconnus dans l’historiographie colombienne, affirme plutôt que c’était le 12 juin. 

Mais ce n’était pas cela qui me préoccupait le plus. Ce qui m’agaçait, c’était que je me demandais pourquoi il dit qu’il s’agissait là d’un événement primordial dans l’histoire de la Colombie. En fait, cette expédition commandée par Pedro Arias Davila, (mieux connu sous le nom de Pedrarias et surtout réputé pour avoir fait exécuter Vasco Nunez de Balboa, le découvreur de l’Océan Pacifique), ne fit qu’un très bref arrêt à Santa Marta pour s’y emparer de quelques indigènes dans le but de les vendre comme esclaves. Elle se dirigeait vers la Castille d’Or (qui recouvrait les territoires actuels du Nicaragua, Costa-Rica, Panama et la côte atlantique de la Colombie actuelle) dont Pedrarias venait d’être nommé gouverneur. Plusieurs expéditions avaient déjà exploré la côte atlantique de la Colombie actuelle : Rodrigo de Bastidas en 1500, Christophe Colomb lors de son quatrième voyage en 1503, Juan de la Cosa en 1504, Alonso de Ojeda et Diego de Nicuesa en 1510, sans parler des nombreuses expéditions illégales qui écumèrent cette côte pendant cette période pour s’y procurer de l’or et des esclaves.

Alors pourquoi Gutiérrez fait-il tout un plat du passage de l’expédition de Pedrarias à Santa Marta ce 14 juin 1514, en amorçant son essai avec l’évocation de cet événement ?

Il l’explique dans les pages suivantes. La flotte de Pedrarias avait retardé son départ de 5 mois pour attendre un document que les conseillers de la Couronne avaient mis du temps à finaliser. Ce jour-là, à Santa Marta, pour la première fois, mais loin d’être la dernière, le notaire de l’expédition a fait la lecture du «Requerimiento». Un document qui permettait aux Espagnols de déclarer la guerre aux indigènes et à les soumettre à l’esclavage en toute «légalité» s’ils ne répondaient pas positivement à la demande de soumission qui leur était faite dans ce texte au nom du Roi et de la très Sainte Église Catholique.  

Évidemment, il s’agissait là d’une formalité, et une véritable farce, puisque la plupart du temps le «Requerimiento» était lu, comme ce fut le cas à Santa Marta, en l’absence des principaux intéressés, les indigènes, et que, de toute façon, même s’il y en avait eu un, il n’aurait strictement rien compris puisqu’il n’y avait pas de traducteur. 

Autant pour Gutiérrez que pour quiconque examine la conduite de ces premiers explorateurs du Nouveau-Monde, il est normal de se questionner sur la manière dont les actes de ceux-ci ont été en contradiction avec leurs déclarations idéologiques. D’un point de vue psychologique, l’établissement des Espagnols en Amérique commença d’un très mauvais pied, et pas seulement d’un point de vu psychologique, car le «Requerimiento» entraîna une répartition des indigènes entre les conquérants et la mise en place du système des «encomiendas» : des terres qui étaient accordées aux plus méritants des conquérants auxquels ont attribuaient un certain nombre d’indigènes pour y travailler sous un régime quasi esclavagiste. Ce système, bien que révoqué un peu plus tard, s’est perpétué sous la forme des latifundias : de grands domaines agricoles qui exploitent les paysans sans terres. Il s’agit d’une problématique qui a été présente tout au long de l’histoire de la Colombie, et qui encore aujourd’hui continue de miner le climat social puisque les fondements historiques de la guérilla des Farcs se trouvent dans la question du partage des terres agricoles. Cette question est d’ailleurs à l’ordre du jour des discussions qui ont présentement lieu à La Havane entre le gouvernement colombien et cette organisation en vue d’arriver à trouver une solution au conflit armé qui sévit dans ce pays.  

Face à ce conflit et à l’ambiance de violence que l’on trouve en Colombie, je me demande comment cela s’est formé, car au-delà des explications sur le contexte économique, il faut, je crois, comprendre qu’elles en sont les origines historiques. Comment l’Histoire peut nous aider à comprendre la situation actuelle. Je m’interroge d’ailleurs aussi sur ce qui nous différencie de cet univers ici au Canada. Et, de la même manière, je me demande ce qui s’est passé en Nouvelle-France à l’époque des premiers établissements. Si Samuel de Champlain, le fondateur de Québec, en 1608, est connu pour avoir mis sur pied un système de relations amicales avec les premiers habitants de cette région, ce ne fut pas du tout le cas pour Jacques Cartier, qui soixante-dix ans auparavant (1534-1542) explora la vallée du Saint-Laurent et qui se comporta presque de la même façon que les Espagnols le firent plus au sud. Nous qui, au Canada, nous offusquons si facilement du cruel traitement que les Espagnols imposèrent aux indigènes des Caraïbes et du continent américain, étions-nous si différents en Nouvelle-France ? 

Les réponses à ces questions prendront probablement beaucoup de temps à se documenter et à s’élaborer. J’en ai probablement pour des années si je persiste dans cette voie. Cependant, quoi qu’il advienne, mon intention est de publier sur ce site les différentes étapes de ma démarche de recherche. Pour l’instant, voici deux exemples d’événements qui se sont passés, l’un à Santa Marta, le premier établissement permanent en Colombie et, l’autre, à Québec, le premier établissement permanent au Québec.   

Dans son troisième chapitre, José Gutiérrez examine le sort de Rodrigo de Bastidas, le premier et le «bon» gouverneur de Santa Marta qui fut assassiné en 1527 par 6 de ses 9 capitaines qui n’acceptaient pas qu’il leur interdise de faire des razzias dans les villages indigènes. Santa Marta étant le premier établissement permanent en Colombie ainsi que la première tentative de colonisation, ce crime, suggère le psychanalyste Gutiérrez dans son livre sur le délire de la Conquête, devient le péché originel de la fondation de la Colombie et il se demande si cet événement ne pourrait pas expliquer les tortueux méandres de l’âme colombienne qui aurait commencé à se forger à partir de cet obscur crime originel.

À Québec, en 1608, alors que la nouvelle colonie fondée par Champlain se préparait pour son premier hiver, une mutinerie éclata. Ses quatre meneurs furent dénoncés. Duval, leur chef, fut pendu, étranglé et décapité, et sa tête plantée sur un pique. Bastidas n’aurait pas fait mieux s’il avait pu réagir à temps. Mais est-ce que cela aurait changé quelque chose dans l’histoire de la Colombie ? Aucun des conquérants espagnols en faveur de relations plus humaines envers les indigènes n’a jamais été capable de s’imposer.    


  1. Rodrigo de Bastisdad, qui, en 1525, a fondé Santa Marta, le premier établissement espagnol permanent en Colombie, et, Jimenez de Quesada, qui, en 1538, a fondé Bogota, la capitale du pays.
  2. Le choix de ce nom pour l’aéroport de la capitale de la Colombie n’est pas innocent : la conquête du pays s’est faite au cours d’expéditions qui étaient à la recherche de l’El Dorado.


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